Francine, la petite fille de la Côte d’Argent.
A quelques encablures de la Place Brochard sur la partie droite de l’avenue Gabrielle, le promeneur attentif ne peut que remarquer deux locaux commerciaux : l’un est tombé en déshérence, l’autre a stoppé son fonctionnement. Ces deux bâtiments qui appartiennent à l’origine à la même famille représentent une partie non négligeable du passé de Ronce. Pour en parler, Francine la petite fille d’une personnalité qui a acquis une certaine notoriété entre les deux guerres.
L'ancien garage de l'avenue Gabrielle
La Côte d'argent de nos jours
Des ascendants entreprenants.
Au début des années 20 son grand père, Camille Mallet, restaurateur à Cognac dont il est natif, quitte la cité des eaux-de-vie et décide avec son épouse Marie-Jeanne Prouteau de mettre le cap à l’ouest pour se lancer un nouveau défi. C’est ainsi qu’ils arrivent cent kilomètres plus loin à Ronce les Bains et jettent leur dévolu sur cette station balnéaire en plein essor grâce à l’esprit d’entreprise de quelques notables dont Camille Daniel. Ce dernier vient justement de fonder un théâtre et un restaurant en 1921, ensemble de bâtiments qu’il a nommé La Chaumière. Les deux hommes qui portent le même prénom s’entendent visiblement. Camille Mallet pendant trois années va diriger le restaurant avant de le céder à Monsieur René Soubise qui le tiendra, lui, plus de quarante ans.
Restaurant La Chaumière
Camille qui ne manque pas d’ambition désire créer son propre hôtel-restaurant. Il s’installe au milieu des années 20, avenue Gabrielle à quelques centaines de mètres de La Chaumière. Il va baptiser son nouvel établissement La Côte d’argent reprenant la dénomination de la côte à cette époque-là.
Restaurant de La Côte d'argent. A gauche, Camille Mallet,son fondateur, et son fils Gilbert
Le grand-père maternel de Francine, Hector Besson, n’a rien à envier à Camille. Hector, à l’âge de 17 ans, a fait le tour du monde comme mousse avant de revenir à la Tremblade pour y être ostréiculteur. Francine le dépeint comme une force de la nature qui affronte dans les fêtes foraines des adversaires pourtant costauds. Comme il s’impose la plupart du temps, il gagne les primes mises en jeu.
Un père mécanicien transporteur.
Le père de Francine, Gilbert Mallet, épouse Elisabeth Besson à la fin des années trente. Ils font construire le garage Moderne.
A gauche Elisabeth et Gilbert Mallet, les parents de Francine,et sa tante Odette
Gilbert, mécanicien auto, répare aussi les vélos. Quelque temps taxi, il achète un car d’excursion et le conduit. Il assure parfois la liaison entre Ronce et Bordeaux avec un car Citram. Son épouse s’occupe de la comptabilité. Quant à son frère Yvon, il conduit le bus payé par la municipalité de La Tremblade pour faire la publicité de la commune en faisant la promotion de ses huîtres.
Les années d’insouciance.
De leur union, viennent au monde Francine et Christiane. Francine n’est pas peu fière d’être une vraie Ronçoise. Elle naît en 1934 dans Le Modern’ Garage qui comporte également un logement. Ses voisins de droite demandent à ses parents l’autorisation de nommer leur villa Cri-cri parce qu’ils se sont pris d’affection pour sa sœur Christiane, sa mère Elisabeth ayant choisi ce diminutif pour interpeller à longueur de journée la petite fille espiègle. Cette maison, Cricri, existe toujours avenue Gabrielle.
Francine, après bien des hésitations, consent à évoquer les plus anciens souvenirs de sa jeunesse trop longtemps enfouis sous les cendres d’un feu qui couve toujours. « Je me souviens qu’à cette époque Ronce était vraiment un petit paradis, confie-t-elle. J’y ai passé avec ma sœur Christiane toute ma petite enfance.»
Francine fréquente l’école de Ronce, a pour institutrice Mme Arrivé et Mme Goulé, la belle fille du commerce de l’avenue Saint Martin Le Clair de lune. Pour se rendre à l’école, elle doit emprunter un chemin qui s’enfonce dans un bois et rejoint La Chaumière. Certes le trajet est court, trois ou quatre cents mètres tout au plus, mais il impressionne l’enfant.
Devant le garage trône une pompe à essence qui la fascine. Elle rêve de la faire fonctionner car elle semble magique. Pour pomper, on actionne un levier. L’un des deux cylindres en verre se remplit tandis que l’autre se vide. Trois autres pompes similaires équipent Ronce avant guerre dont une devant Le Clair de lune.
Le Modern' Garage et sa pompe à essence
Gilbert Mallet, son père, loue un beau jouet réservé aux adultes. Son nom : Le vélocar. Un couple d’amis de ses parents partis d’Avallon à côté d’Arvert réussit à rallier Ronce en utilisant ce véhicule, petite voiture décapotable à pédales avec capot en contreplaqué en vogue à l’époque des premiers congés payés.
A gauche Nicole Mallet, la cousine de Francine, Francine, assis sur un vélocar son père puis sa mère et sa soeur
D’autres souvenirs refont surface : « En face de l’actuel foyer ronçois se trouvait le terminus du petit train qui reliait Ronce à Saint Georges de Didonne. Il longeait l’avenue de la Chaumière jusqu’à l’entrée de Ronce et après avoir traversé l’avenue de l’Océan pénétrait dans la forêt de la Coubre. On a utilisé l’ancien tracé pour en faire une piste cyclable. Ce petit train de trois wagons aux rideaux blancs et verts tout en offrant aux familles un moyen de se distraire permettait de désenclaver Ronce.
» Francine n’a pas oublié le terrible accident qui a endeuillé la station : « Le train venait juste de s’ébranler quand il heurta deux motocyclistes qui percutèrent à leur tour un platane qui bordait l’avenue de la Chaumière. Longtemps cet arbre garda les stigmates de ce drame. »
Elle n’a pas oublié non plus la présence aimante de sa grand-mère Mallet : « Une de nos promenades préférées était celle qui nous menait au Mus de Loup. Ma grand-mère aimait nous y conduire ma sœur et moi pour faire collation. Telles des exploratrices à la découverte du Nouveau Monde nous parcourions en file indienne le chemin qui longeait la Louisiane. Au terme de notre ballade à travers la forêt, un spectacle insolite s’offrait à nos yeux éblouis.
Le Mus de Loup: le cimetière à bateaux
Au premier plan, la plage sauvage où reposaient des bateaux en fin de vie puis la Seudre majestueuse sur laquelle les deux bacs venant de Cayenne et de La Tremblade se croisaient comme dans un quadrille, enfin, tout au loin, le clocher de l’église de Marennes, sorte de phare brisant la ligne d’horizon. Quatre cents mètres plus loin nous arrivions à la ferme de Mr Magnan, une maison en bois entourée de vignes. Dans le grand hangar garni de foin, à la vue de ses locataires, Micheline et Pierrette, deux superbes vaches, nous éprouvions une joie intense.»
Au chapitre des distractions à la fin des années 30, dancing et cinéma au Café de Paris sur l’actuelle place des roses et corsos fleuris.
Francine, accompagnée de sa sœur, de sa tante et de sa cousine défile dans Ronce sur un char représentant la Tour Eiffel.
A gauche Bathou Laperle et Juliette Besson, la cousine de Francine
La petite fille garde en mémoire également le travail fastidieux effectué par Mr Corcaud qui, avec son épouse, était gardien à La Louisiane. Avec un tombereau tiré par un cheval il ramassait les ordures ménagères.
Les années noires.
Mais les années d’insouciance connaissent un coup d’arrêt avec l’offensive allemande de mai 1940. L’occupant réquisitionne la plupart des villas ronçoises et bien-sûr La Côte d’argent et le garage. Sans être angélique, la première vague de soldats garde une part d’humanité. Francine raconte : « En cette année 40 ma grand-mère nous a quittés. Un trompettiste d’Outre-Rhin tout fluet nous a demandé s’il pouvait lui rendre hommage en interprétant un morceau, ce qu’il fit avec cœur et talent. Malheureusement il dut changer d’affectation avant que l’année ne se termine. »
« Comme on n’arrivait pas à trouver de quoi nourrir mon chien-loup Flick , poursuit-elle, il a fallu l’ abattre. Là encore, un autre soldat, la mort dans l’âme, s’est porté volontaire pour effectuer cette terrible besogne ». A l’évocation de cet épisode douloureuse Francine en a encore les larmes aux yeux.
Un autre souvenir est resté gravé dans sa mémoire : « Les Allemands, ajoute-t-elle, avaient réquisitionné la colonie La Druide en haut de l’avenue Gabrielle pour en faire leur cantine. Chaque soir des enfants de Ronce, casseroles en main faisaient la course pour arriver devant la vaste salle de restauration où ils quémandaient avec plus ou moins de succès quelque nourriture. Ces aumônes ponctuelles et injustement réparties donnaient lieu à des explications orageuses entre les enfants mettant en exergue l’adage bien connu « ventre affamé n’a point d’oreille. »
La cantine de La Druide réquisitionnée par les troupes d'Occupation
« Des bals clandestins avaient parfois lieu dans les villas ronçoises, continue-t-elle. Je n’avais que sept ans mais cet événement m’a marqué. Les forces d’occupation avaient interrompu une soirée dansante qui se tenait dans la villa Monique à deux cents mètres de chez moi. Après avoir humilié les participants, elles leur avaient permis heureusement de rentrer chez eux.
Mais tous les jours n’étaient pas aussi sombres. Parfois étaient donnés à la Chaumière des après-midi récréatifs pour amuser les enfants. Dans le champ à Jaulard, le boulanger, appelé plus tard la Prairie, les cosaques anti-staliniens qui avaient rejoint la Wehrmacht proposaient de splendides spectacles équestres. Ces cosaques du Don et du Kouban affectés à la garde littorale dans les ouvrages entre Ronce et Le Clapet étaient commandés par l’Oberstleutenant Evert von Renten. Ce dernier qui loge à La Tremblade est issu d’une vieille famille estonienne et a servi dans la garde à cheval du tsar. En décembre 1943, la 4ème compagnie de cosaques du Kosaken–Btl 623 prend ses quartiers dans les blockhaus de Ronce, du Galon d’or et de la Pointe espagnole.
Les Cosaques chantant et dansant devant le blockhaus de la Cèpe
Ces quelques divertissements ne peuvent évidemment pas gommer les destructions et le pillage de l’occupant nazi. Quand Gilbert et Elisabeth Mallet, comme beaucoup d’autres, reviennent à Ronce après avoir été évacués dans des camions en 1944, ils constatent avec désolation qu’ils ont tout perdu. Ils louent pendant sept ans la villa Malgré tout avenue Gabrielle.
Gilbert répare les vélos dans le garage de cette maison. Sur le trottoir la précédant, pour améliorer leurs conditions de vie, ils ont installé un étal de produits frais qu’ils vendent les jours de marché.
Devant le Chalet Malgré Tout. A gauche, Francine, Elisabeth Coudin enfant, à droite, ses parents
La villa Malgré tout est devenue aujourd’hui le magasin de vêtements féminins Ozaxes.
Ensuite la famille Mallet va loger quelques années chez Mme Suzanne Maisonneuve au chalet Le Girondin.
La Côte d’argent change de mains.
En 1952, Camille Mallet met en vente son hôtel-restaurant, La Côte d’Argent. Mr Albert Augraud et son épouse Andrée qui rentrent d’Indochine s’en portent acquéreurs. Deux des leurs enfants Patrick en 1952 et Patricia l’année suivante y voient le jour.
La Côte d'argent achetée dans les années 50 par la famille Augraud
Debout de gauche à droite, la famille Augraud : Gérard, Rolande, Andrée, Françoise et Albert
Quand il n’est pas aux fourneaux, certains soirs, Albert est opérateur au cinéma Saint Martin. Un autre de ses fils plus âgé, Gérard, est chargé de nettoyer le bus Citram qui stationne devant le restaurant et qui mène les estivants à Bordeaux via Blaye.
Devant le bus Citram, le bonhomme porte-menu, Françoise et le chauffeur
Lui qui a été électricien pendant trente ans avenue de l’Océan habite toujours avec son épouse, Régine, à la villa Marie-Thérèse.
Gérard et Régine Augraud devant leur villa Marie-thérèse
Son frère Jacques et sa sœur Monette vivent encore à La Tremblade. A la mort d’Albert survenue en 1965, Andrée continue à diriger l’établissement jusqu’en 1978 date à laquelle elle le met en viager. Elle est enlevée à l’affection des siens en juillet 1992.
La Côte d’Argent qui pour l’instant a cessé toute activité commerciale est aujourd’hui la propriété de Mr Dominique Lens.
Ronce renaît à la vie.
A l’issue du conflit, la vie va progressivement reprendre son cours normal. Mr Pion, le garde champêtre de la Tremblade saisit ses baguettes et fait retentir son tambour devant la place Brochard et dans l’avenue Gabrielle. Après s’être écrié d’une voix forte « Avis à la population » il annonce les dernières nouvelles. La foule aussitôt se fige, écoute religieusement ce « mail » d’un autre âge qui ne manque pas d’allure.
Au bout de la place Brochard, les régates ont retrouvé leur lustre d’antan.
Les Régates en 1948
Une attraction nouvelle qui va participer à la renommée de la place est l’installation, sur sa partie gauche, du billard japonais qu’anime Monsieur Anchan. Presque en face, la confiserie de Mr Lopez va rapidement gagner ses lettres de noblesse. Anastasio, le père de ce dernier possède depuis une quinzaine d’années déjà un manège qu’il a installé sur la droite juste à l’entrée de la place Brochard. Francine se rappelle même le prix d’un tour, 50 centimes d’anciens francs, l’équivalent à peu près de 0,001 centime d’euro.
A droite, on aperçoit le manège d'Anastasio Lopez
Une année, le président du comité des fêtes Mr Pineau qui habite la villa André avenue Gabrielle a pris l’initiative originale d’organiser une corrida sur la place Brochard. Mais, entourer de palissades une partie de l’espace pour assurer la sécurité du public n’est pas une mince affaire ; et même si les dames endimanchées se pâment d’admiration devant les véroniques du toréador et lui lancent moult soucis, ce spectacle ne connaît qu’une seule représentation parce qu’il est trop difficile à monter
En 1948, Francine âgée de quatorze ans va, accompagnée de sa mère, « faire » les huîtres dans les cabanes. Fin des années 40. Les enfants des colonies défilent deux par deux en remontant l’avenue Gabrielle. Les jeunes Ronçoises ne restent pas insensibles aux charmes des moniteurs au corps d’éphèbe. Francine aime la vie. Elle a une prédilection pour la danse. Son terrain de jeu, La Chaumière, où elle devient vite, malgré son jeune âge, une icône. L’animateur qu’elle préfère est le sémillant Gaby Daniel.
En 1951 dans le même champ où évoluaient huit ans plus tôt les Cosaques, sous un chapiteau de cirque, le célèbre animateur de l’émission jeu de Radio Luxembourg « Quitte ou double » Zappy Max pour ne pas le nommer, couronne Francine, élue miss Cinémonde lors d’un concours de beauté, parrainé par la célèbre revue de cinéma éponyme.
L'année suivante, un certain abbé Pierre accéde à la notoriété pour avoir remporté la somme de 256000 Francs à ce jeu radiophonique.
C’est du billard !
La même année, Francine fait la connaissance de Raymond Rivet sur la place Brochard où l’un et l’autre font une partie de billard japonais.
Francine et Raymond Rivet avenue Gabrielle
Le grand-père de Raymond, Joseph Rivet, l’époux d’Eugénie Tardivel est contremaître à la briqueterie de La Tremblade aujourd’hui détruite et remplacé par un lotissement rue Marcel Gaillardon.
Joseph Rivet et son épouse Eugénie Tardivel
« A cette époque là, Joseph payait ses ouvriers avec des Louis d’or » dit Raymond qui a fréquenté trois années durant l’école primaire de la Tremblade. Devenu adolescent, il a pour amis les Vollet et les Jarno ostréiculteurs avec qui il va à la pêche. Il fait également de la voile avec Georges et Joseph Estaque. Ces dernier assurent la liaison Ronce Saint-Trojan avec leurs bateaux Le Petit Normandie et Le bercé par la houle.
Joseph Estaque à bord de son Petit Normandie
A nous deux Paris !
Raymond qui a déjà depuis longtemps rejoint la région parisienne y poursuit ses études. Il trouve un emploi dans l’aéronautique. Il est agent technique principal. Comme ajusteur, fraiseur, tourneur, il contrôle la fiabilité des pièces d’avion et de fusée. En 1958 il épouse Francine à Paris où elle l’a rejoint pour occuper un poste à EDF. Ils y habitent jusqu’à leur retraite.
Le retour au pays.
La famille Rivet retrouve la presqu’île en 1992. L’année précédente, ils ont fait construire une superbe maison sur un terrain que Joseph Rivet le grand père de Raymond a acheté à Mr Eugène Proust. Ils l’appellent Racines pour bien montrer l’attachement qu’ils portent l’un et l’autre au pays de leur enfance.
Ce terrain situé au Pont des Brandes est une espèce de no man’s land qui symbolise leur double appartenance à Ronce et à La Tremblade. Le rond-point où figurent les deux bateaux « en papier » nommés La Tremblade et Ronce les Bains en offre une autre illustration. Tout à côté de la villa Racines, Raymond Rivet, le fils de Joseph, achète en 1938 une maison qu’il baptise Ramuntcho, Raymond en basque, maison devenue une agence immobilière que dirige aujourd’hui son petit-fils Stéphane.
La villa Ramuntcho
L’un des passe-temps de Raymond qui porte le même prénom que son père est de fabriquer et de collectionner des cannes à pommeaux.
Francine et Raymond Rivet montrant quelques exemplaires de sa collection de cannes à pommeaux
Francine referme le livre de ses souvenirs les yeux embués de larmes. Mais ce n’est pas quelqu’un à se laisser submerger par l’émotion. Aussi cette femme énergique et coquette se reprend-elle très vite et déclare-t-elle, le sourire aux lèvres, en s’enorgueillissant d’être une autochtone : « Vous savez, je pense être l’une des plus vieilles Ronçoises. »
Daniel Chaduteau