Jeanne Bonnaud et Yvonne Gaudin, les deux piliers de La Grande Maison.
Quand on examine, sur le plan de Ronce daté de 1891, la zone située entre le Grand Chalet et l’actuelle place Brochard, on constate que certaines villas qui y figurent ont conservé leur appellation plus que séculaire. Elles ont pour noms : Bianca, Jeanne, Marcella, Julienne, Gabrielle, L’Hirondelle, La Brise, Les Algues, Le Girondin, L’Ermitage. Protégées par le brise-lame, ces demeures bénéficient toutes d’une vue imprenable sur l’Océan et sur l’île d’Oléron. Quant à celles moins nombreuses de la même époque donnant proprement dit sur l’avenue Gabrielle, elles ont perdu leurs noms et bien peu ont gardé leur aspect originel. Une cependant, rénovée récemment, nommée jadis La Grande Maison fait exception. Cette imposante bâtisse aux belles pierres crème, coincée entre l’allée des Marguerites et l’allée de la Chapelle, fait également partie intégrante de l’histoire de Ronce.
Début des années 1900. A gauche la Grande Maison et la Maison, deux imposantes bâtisses
Bref historique.
Le 17 juillet 1856 Mr et Mme Perraudeau de Beaufief font l’acquisition d’un terrain appartenant à Mr Antoine Annet, Marquis de Lastic, demeurant à Parentignat dans le département du Puy de Dôme. En 1870, ce terrain racheté par Mr Etienne Peyri entre dans la succession de sa fille Mme la Colonel Gaillard. Elle y fait édifier en 1875 un hôtel appelé la Grande Maison. C’est dans cet hôtel que Pierre Loti, le célèbre écrivain natif de Rochefort venant à cheval de La Tremblade, aurait passé une nuit en 1899 avant de rallier à bord d’une yole la maison familiale Les Aïeules à Saint- Pierre d’Oléron où il repose dans le jardin sous le lierre et les lauriers.
Quarante ans plus tard le 29 juillet 1940 ladite Mme Gaillard vend cet immeuble à la société Bonnaud-Gaudin. Les propriétaires en nom collectif sont alors Mme Jeanne Bonnaud née le 13 décembre 1883 et Mme Yvonne Gaudin sa nièce née le 16 mai 1899, toutes les deux originaires de La Tremblade. Si des chambres continuent à être louées pendant la période estivale par l’agence Jagou, l’immeuble se métamorphose en maison de commerce ouverte à la clientèle pendant 63 ans de 1940 à 2003. Marie-Jo Grenoux, née Gaudin leur nièce, a bien voulu faire revivre cette boutique emblématique et les personnes qui l’ont animée.
Années 40. A gauche le commerce créé par Jeanne et Yvonne. En face le Café de Paris.
De tout un peu, un peu de tout.
Le commerce voit le jour l’année de naissance de Marie-Jo. Jeanne Bonnaud avant-guerre est déjà propriétaire à La Tremblade rue Georges Clémenceau d’un atelier de couture où travaillent comme apprenties Madeleine Cormier, autre tante de Marie-Jo, et Lucie Nivet. Jeanne et son associée, sa nièce Yvonne, vont créer à Ronce un commerce novateur, savante combinaison entre plusieurs types d’activités : magasin de confection, de lingerie, de chaussures, d’articles de plage, de jouets, de souvenirs, mais aussi mercerie, parfumerie, bref une réplique en miniature du bazar égyptien stambouliote cher à Pierre Loti où l’on trouve de tout sauf des épices.
Années 40. On aperçoit Yvonne au second plan devant la boutique.
Un duo de choc.
Yvonne règne sur ce commerce ouvert toute l’année. C’est elle la tête pensante. Elle a le sens des affaires, ne paye ses fournisseurs qu’avec des chèques postaux, refuse les traites. Elle sait acheter les marchandises au juste prix, mais ne transige pas sur leur qualité. Elle réalise les deux premières quinzaines de juillet et d’août plus de la moitié de son chiffre d’affaires. Autour d’Yvonne, trois employées dont Marie-Thérèse (Marcelle Roy) ne ménagent pas leur temps pour que le magasin tourne à plein régime.
De gauche à droite devant le magasin: Marcelle Roy, Marie-Jo, sa tante Yvonne et une cliente.
Elle copie les directives commerciales d’Octave Mouret directeur du grand magasin Au bonheur des Dames titre éponyme du roman de Zola*. Rien ne doit être organisé, le client doit se perdre, doit fouiller. Certains Ronçois surnomme le commerce « Le Farfouillis » mot prémonitoire qui évoque aujourd’hui une grande enseigne. On raconte qu’une cliente entrant avec son pain n’a jamais pu le retrouver. La règle d’or que répète la patronne sans cesse aux employées, c’est qu’une personne pénétrant dans la boutique dont la porte n’est jamais fermée ne doit en aucun cas sortir les mains vides. Pour ce faire, si la première vendeuse ne réussit pas à convaincre la cliente, une seconde doit impérativement la relayer et être plus persuasive.
Pourtant Yvonne ne paye pas de mine. De petite taille, attifée comme l’as de pique, elle surprend très souvent l’acheteur potentiel car, disparaissant derrière ses comptoirs, elle semble surgir comme un diable d’une boîte, d’autant plus qu’elle arbore un couvre-chef qui décoiffe, un béret percé en son centre qui laisse dépasser une touffe de cheveux similaire à celle de Riquet à la houppe. Sa garde-robe est peu fournie. Elle s’habille sans chichis vu qu’elle n’attache pas d’importance à son apparence physique. Sa tante Jeanne ne la ménage pas : « Tu es toujours babouinée » lui lance-telle fréquemment. De plus l’excellente vendeuse qu’elle est, manque parfois de diplomatie. Ainsi elle reconduit,manu militari, l’indésirable qui a franchi la porte, accompagné de son chien.
Vue aérienne du commerce, au centre, avec son store noir
L’autre responsable du magasin, Jeanne Bonnaud, ne participe pas à la vente. Son domaine exclusif, c’est l’intendance. Les deux femmes n’ont pas grand-chose en commun. Yvonne est un personnage, Jeanne, une personnalité. Cultivée, coquette, elle prend soin d’elle, et ce qui ne gâche rien, est un vrai cordon bleu. Elle inspire le respect parce qu’elle a des principes et des valeurs et qu’elle est aussi exigeante avec elle qu’avec les autres. Seulement sa surdité précoce l’handicape grandement et progressivement son caractère s’aigrit. C’est la raison pour laquelle dans la Grande Maison les disputes, les conflits sont légion et les cris et hurlements l’emportent largement sur les silences et les chuchotements. Ces éclats de voix, qui participent la plupart du temps d’un jeu de rôle où chacun interprète sa partition , s’estompent aussi vite qu’ils sont nés, les deux antagonistes sachant bien que leurs intérêts sont si étroitement liés qu’elles auraient tout à perdre en cas de brouille sérieuse.
Profession de foi d'Henri-dominique. De gauche à droite : deuxième Jules , troisième Yvonne, neuvième Jeanne et,tout à droite, Marie-jo.
Les souvenirs d’enfance…
Les grands-parents paternels de Marie-JO vivent à Etaules. Gonzague, son grand-père est tailleur de pierres. Au cimetière de La Tremblade on retrouve ses initiales G.G ou son nom G.Gaudin sur les tombes ou les caveaux qu’il a érigés, par exemple à l'entrée à droite face à la croix centrale.
Guillaume Gaudin, le grand-père de Marie-Jo et d'Henri-Dominique
Marie-Jo, en ces années d’occupation, porte des galoches, chaussures à semelles de bois avec lesquelles elle a du mal à garder son équilibre. 1949. Lors d’une frairie, son père Jules se dirige vers une confiserie pour lui offrir une sucette. Gonzague intervient en s’écriant : « Jules, rentre ton argent. » Puis il sort de sa poche une boîte métallique circulaire d’où il extrait une pastille valda qu’il tend à la petite fille. Marie-Jo raconte cette anecdote avec des trémolos dans la voix car, cette même année, elle va avoir la douleur de perdre prématurément sa mère, victime de la maladie d’Hodgkin. Accompagné de son père et de son jeune frère Henri Dominique, elle quitte La Tremblade pour habiter la Grande Maison où sa tante et sa grand-tante, par dévouement, ont décidé de les héberger et de les nourrir. Très vite, elle ne se sent pas à l’aise dans son nouvel environnement. Deux générations la séparent de ses tantes qui ne comprennent pas que cette enfant suive des cours de violon, activité qu’elles trouvent dispendieuse, et que, pour attacher ses tresses, elle préfère des rubans à de vieux lacets. De surcroît, elles n’acceptent pas qu’elle revête les robes roses et blanches brodées par sa mère parce qu’elle doit porter le deuil.
Pendant la saison, obligation lui est faite d’aider au magasin. Elle est chargée de vendre les cartes postales installées sur trois tourniquets.
Année 50. Au second plan, Marie-Jo,robe blanche et cheveux tressés, vend des cartes postales.
Ses heures de liberté, elle les passe en cette année 50 à jouer au jokari allée de la Chapelle. Le locataire de la villa Saint-Louis, friand de calembours l’appelle Marie- Jo qu’a ri ; ses voisins, la famille Maingourd, l'invitent souvent à goûter. Ses compagnons de jeux ne sont autres que Pierre Roman, le fils du postier, et Henri Pescarolo, le futur célèbre pilote automobile qui passe ses vacances à la villa Petit Jean.
Arrive l’heure de la rentrée. Marie-Jo se rend à l’école de La Tremblade à vélo, à pied quand il neige. Elle reste à l’étude jusqu’à 18h et le chemin du retour par l’ancienne route de Ronce lui semble bien long surtout quand elle traverse, la peur au ventre, la forêt après le Pont des Brandes.
et d’adolescence de Marie Jo.
1954. L’adolescente qu’elle est devenue croise sur le chemin des écoliers une nouvelle camarade Françoise Augraud qui vient de quitter Saïgon. Le soleil déjà brûlant qui filtre ses rayons dans les vignes faisant face à la briqueterie les invite à musarder en dégustant des petits Gervais.
La briqueterie et la vigne longeant l'ancienne route de La Tremblade à Ronce.
Les deux complices arrivent en cours en retard. Le soir même, une responsable de l’école privée des sœurs de la Sagesse se déplace à Ronce pour informer les tantes de la punition. Marie-Jo continue à égrainer ses souvenirs : « Février 56. Ma tante Yvonne me réveille. Il fait tellement froid que la mer gèle en arrivant sur la plage. Une vision féérique, celle d’une pêche miraculeuse, s’offre à mes yeux. Une multitude de mulets argentés jonche le sable et scintille comme des pierres précieuses. Des ostréiculteurs ramassent à la fourche ces poissons frais, c’est le cas de le dire, pour les distribuer dans les écoles. Pour ma part, je choisis les plus beaux et rejoins la maison par un sentier car la route touristique n’existe pas encore. »
La demoiselle de La Tremblade.
De 54 à 58, elle tient seule à La Tremblade, à l’emplacement actuel du bureau de tabac place Gambetta, un magasin de vêtements, brûlé pendant la guerre et reconstruit à la Libération. Elle a définitivement dit adieu à ses rêves de devenir postière, étalagiste ou institutrice.
Marie-Jo, à droite, et une de ses amies devant le commerce qu'elle tient à La Tremblade.
En 1957, elle fait la connaissance de Michel Grenoux qui, après avoir effectué son service militaire, a trouvé du travail comme chauffeur livreur dans un magasin de chauffage que possède Henri Fuchs à La Tremblade. D’emblée Michel a la cote avec les tantes. Seulement Jeanne ne laisse pas sortir le soir la belle demoiselle avec un jeune homme, si charmant soit-il. Alors, pour manifester sa mauvaise humeur, Michel et ses amis montent dans la voiture qu’Henri Fuchs leur a prêtée. Ils organisent une expédition punitive qui ne ressemble en rien à une attaque d’un commando terroriste. En fait, ils se bornent à réveiller les tantes en pleine nuit en lançant des pierres dans les contrevents.
L’année suivante, les deux amoureux convolent en justes noces.
Michel et Marie-Jo Grenoux, deux retraités heureux.
Michel qui a un CAP de boulanger tient un an un Dock de France avant de rejoindre Angoulême et d’être employé par la société Paris Décor que dirige Mr Laporte. Sept ans plus tard, il monte son entreprise de solier moquettiste qu’il gardera jusqu’en 1994.
Quant au père de Marie-Jo, Jules Gaudin, il exerce le métier de peintre en bâtiment. Les chantiers ne manquent pas fin des années cinquante à Ronce. Mais après le décès de son épouse, il a perdu la joie de vivre dans La Grande Maison au confort rustique, l’hiver. Il s’y sent comme un intrus depuis que l’ont déserté sa fille,comme on l’a vu, et son fils Henri Dominique pour continuer ses études. Malade des poumons, Jules s’éteint en 1962.
Mr et Mme Jules Gaudin, les parents de Marie-Jo et d'Henri-Dominique
Les petites histoires de la boutique Bonnaud-Gaudin.
Pendant l’occupation, M-N. C. se souvient que de jeunes soldats en goguette ont investi la boutique et emprunté des sous-vêtements féminins, spécialement de larges culottes en coton portées par nos grands-mères qu’ils ont enfilées sur leur treillis lors d’un exercice physique devant le brise-lames précédant le Grand Hôtel.
Un jour Yvonne très en colère accuse le personnel d’avoir dérobé 2000 francs. Pendant cinq heures, chacun se met en devoir de rechercher cette somme rondelette qu’on retrouve finalement dans une vieille boîte à chaussures.
La même, décide une autre fois, de se rendre chez des locataires sans les prévenir. Comme elle a le double des clés, elle se permet sans vergogne d’ouvrir la porte de leur logement. Les surprenant dans le plus simple appareil, elle commente leur rencontre impromptue en lançant avec une spontanéité désarmante : « Ils étaient nus mais qu’est-ce qu’ils étaient beaux ! »
Après le décès de Jeanne survenue 1968, Yvonne pour se sentir moins seule invite une connaissance qui souffre, elle aussi, d’être isolée en lui faisant passer le mot suivant : « Vous n’aurez qu’à apporter le poulet, moi je mettrai le couvert. »
Enfin une dernière anecdote montre bien que les personnes qui, comme Yvonne, ont connu les deux guerres mondiales, ne jettent pas l’argent par les fenêtres
mais savent se montrer économes en toutes situations.
En 1972, Jean-Michel son petit neveu fait sa profession de foi dans la cathédrale d’Angoulême. Pour éviter à Yvonne d’effectuer un long déplacement, le banquet familial est prévu aux Mathes. A l’issue de celui-ci, Yvonne s’empresse de récupérer les bouquets de fleurs pour pouvoir orner l’autel de la Chapelle de Ronce voisine dont elle est devenue en quelque sorte la sacristaine depuis sa retraite.
Comme c'est inscrit en bas à gauche, Yvonne et Jeanne éditaient également des cartes postales pour faire la publicité de leur établissement et de la station.
La succession des tantes.
C’est Jeanne Couillaud qui prend la suite des deux tantes de Marie-Jo. Yvonne, après la mort de Jeanne, ne peut s’empêcher de revenir dans la boutique qu’elle a codirigée pendant 27 ans. La nouvelle propriétaire prénommée Jeanne, elle aussi, est obligée de la mettre à la porte. Elle appelle son commerce Chez Jeannette et le tient quinze années durant, de 1967 à 1982.
Publicité des années 70.
Ses successeurs Mr Christian Caminade et sa femme Liliane après y avoir maintenu l’activité pendant sept ans, le cèdent à leur tour à Mme Annie Archat.
Cette dernière vient pour la première fois avec sa classe de CM2 pique-niquer sur la plage de la Cèpe. Elle a un vrai coup de foudre pour Ronce. Bien plus tard, elle passe un mois de vacances, allée de la prairie chez un oncle de son mari. Responsable d’un magasin de sport à Rambouillet, elle voit enfin son rêve de travailler à Ronce se concrétiser en 1989. Pour la réouverture de la boutique, elle ne garde, pour attirer une autre clientèle que l’activité mercerie et confection pour femmes auxquelles elle adjoint,comme service, le dépôt pressing.
En 2003, s’achève l’aventure commerciale de La Grande Maison.
Heureusement quelques mois après, Mme Archat retrouve un local commercial qui jouxte le précédent appartenant à Mr Gilles Lavaud. L’immeuble qui figure lui aussi sur le plan de 1891 s’appelait La Maison. Ce commerce est le seul avec celui de bouche Salé Sucré à être ouvert toute l’année dans l’artère principale de Ronce.
Annie Archat, la dernière proprètaire du fonds de commerce de la Grande Maison devant sa nouvelle boutique.
En dehors des périodes d’été et des vacances scolaires, Annie Archat supplée l’Office du Tourisme en distribuant aux gens égarés des plans de la commune. Elle joue également un rôle social auprès des personnes âgées, isolées ou handicapées en leur livrant les courses à domicile, en leur remplissant des papiers administratifs, bref en égayant leur quotidien.
Les liens du sang.
Mais revenons à La Grande Maison. Son propriétaire, Mr Henri Dominique Gaudin, lui également très attaché à Ronce en a hérité. Il a émis le vœu de rénover l’immeuble où il a passé une partie de son enfance pour lui redonner son lustre d’antan.
Au premier plan la place des roses. Au fond,à droite, la Grande Maison joliment restaurée.
C’est encore avec admiration que Marie-Jo parle de sa tante Yvonne fantasque à l’image de son magasin, capable d’être généreuse l’été en lui offrant chaque jour une glace de chez Lopez mais aussi très regardante l’hiver sur la consommation de beurre ou de sucre. Elle est, bien-sûr, redevable à ses tantes de pouvoir, grâce au fruit de leur travail, séjourner à Ronce. Cela n’empêche pas la grand-mère et l’arrière grand-mère qu’elle est devenue, de regretter qu’elles ne se soient pas rendu compte que l’enfant et l’adolescente qu’elle était, n’avait sans doute pas les épaules assez larges pour assumer certaines responsabilités. Néanmoins elle partage l’avis de l’instituteur de l’Argent de poche, le film de François Truffaut, qui dit à ses jeunes élèves : « La vie n’est pas facile, elle est dure et il est important que vous appreniez à vous endurcir pour pouvoir l’affronter. Je ne dis pas à vous durcir mais à vous endurcir. Par une sorte de balance bizarre, ceux qui ont eu une jeunesse difficile sont souvent mieux armés pour affronter la vie d’adulte que ceux qui ont été protégés ou trop aimés. »
Daniel
Chaduteau. le 8 avril 2011
* Au bonheur des Dames (Chapitre IX)